Par Esther Attias et Grégoire Pinson le 18.10.2023 à 14h30 Lecture 6 min.

Son rôle sera de rétablir la confiance avec les actionnaires, farouchement opposés à la cession de l’entité interne Tech Foundations à l’homme d’affaires tchèque Daniel Kretinsky. Mais il n’influencera pas la stratégie amorcée : la vente de la branche infogérance est simplement reportée au début du deuxième trimestre 2024. Certains, déjà, s’interrogent : que comprendre, lorsque c’est un financier que l’on met à la tête d’un grand groupe industriel ?

LIRE AUSSI Crise chez Atos: Bertrand Meunier, portrait d’un patron bunkerisé

Deux lectures s’imposent : d’une part, la situation d’extrême détresse de cet ancien fleuron de l’industrie française, englué dans des scandales de gouvernance et de stratégie depuis plusieurs années. D’autre part, l’extraordinaire capacité de recyclage du haut management français.

Ancien paria

Jean-Pierre Mustier, ancien patron de la banque de financement de la Société générale entre 2003 et 2008, a déjà été évincé une première fois des cercles dirigeants. Victime expiatoire pour certains, responsable direct pour d’autres, il chapeautait de loin la division dans laquelle opérait un jeune prodige de la finance nommé Jérôme Kerviel. En quelques clics, le trader de 26 ans a fait perdre près de 4,9 milliards d’euros à la banque rouge et noire, la plongeant dans une descente aux enfers dont elle peine encore à sortir. Mustier, matheux obsédé par les chiffres, avait jusque-là réussi à enrichir la banque en développant son offre de produits financiers complexes, ce qui avait permis à la “SocGen” de conserver son dynamisme, sa renommée et son indépendance, alors que sa taille limitée en faisait une proie tentante, notamment pour BNP Paribas.

Dans son Journal intime d’un banquier (éditions Les Arènes), qui conte l’affaire Kerviel de l’intérieur, Hugues Le Bret, alors directeur de la communication de la banque rouge et noire, décrit un Mustier “au visage parcheminé” par les nuits sans sommeil, qui fait front pendant la crise. Supérieur n+7 de Kerviel, il mène lui-même les premiers interrogatoires du trader. Il est aussi en première ligne pour déboucler, milliard par milliard, les positions intenables du groupe, tout en repoussant le moment où avertir les autorités.

Perçu comme l’héritier du précédent PDG, Daniel Bouton, face à Frédéric Oudéa, il devient paria. Un an plus tard, alors que le monde a basculé dans la crise des subprimes, Mustier est attaqué au pénal pour un délit d’initié pendant la crise des subprimes. Il démissionne. L’enquête débouche sur un non lieu quelques mois plus tard.

Sauveur d’Unicredit et control freak

Après deux années de retraite en marge des affaires, il rejoint la première banque italienne Unicredit en 2011, où il s’est forgé une réputation de fonceur au regard droit, capable de redresser les maisons en péril… Exactement ce dont Atos a besoin.

Dans son CV, il peut mettre en avant la relance de la banque italienne, avec son incroyable tournée internationale pour lever 13 milliards d’euros, et l’allègement massif du groupe, par la cession de filiales et activités à hauteur de 50 milliards d’euros, et la suppression de près de 1.400 emplois. Il la quitte une première fois, puis une deuxième en 2020, après un désaccord fatal avec le pouvoir politique italien qui lui impose le rachat de la société financière italienne Monte Paschi di Siena, gangrenée de dettes et d’actifs pourris.

LIRE AUSSI  Atos : comment le Made in France s’est fait coiffer sur le poteau par Kretinsky

Cette résistance au pouvoir extérieur, cette dureté, les Italiens en ont fait l’expérience à leur avantage, quand il a redressé la banque, puis à leurs dépens. Quand il a quitté Unicredit, il a entrainé à la baisse le cours de Bourse. L’homme réputé “control freak” est d’une exigence extrême, avec lui-même et avec les autres. Emblématique, l’un de ses amis se souvient ainsi déjeuner avec Mustier, soucieux de son équilibre alimentaire mais aussi de celui des autres : “Il me disait, en ne plaisantant qu’à moitié : “N’est-ce pas que tu n’en veux pas de ce pain? N’est-ce pas que tu n’en mangeras pas?””

L’exigence est une constante du caractère de Jean-Pierre Mustier. “Jean-Pierre est imprégné d’une forme d’éthique très auvergnate, explique Pierre-Yves Chabert, avocat d’affaires de Cleary Gottlieb, qui le connaît depuis la maternelle et les bancs du lycée Blaise-Pascal à Clermont-Ferrand. Il s’impose une totale discipline et s’inscrit dans une logique de dépassement permanent.” Jean-François Palus, PDG de Gucci, qui a préparé avec Mustier les khôlles de maths au sein de “Ginette”, l’établissement Sainte Geneviève à Versailles, confirme : “Il visait l’excellence partout, en maths, en sciences comme en français.” Cette philosophie, Jean-Pierre Mustier l’applique en toute chose, y compris à ses hobbies. Sa volonté de relever des défis a nourri sa passion pour la chute libre. Il y a initié notamment Michel Paulin, camarade de promotion de l’X et actuel directeur général d’OVH.

Derrière cette image soigneusement mise en scène d’ascète, Jean-Pierre Mustier, naturellement pudique, a redoublé l’épaisseur de sa carapace en public depuis sa démission de la Société générale. “Il y a une plaie, relève Chabert. On a remis en cause son éthique personnelle.”

Investisseur devenu prudent

Après Unicredit, il se rapproche du fonds Tikehau, dont il est proche depuis ses débuts. Là, avec ses amis les fondateurs Mathieu Chabran et Antoine Flamarion, ainsi que Bernard Arnault (patron de LVMH, actionnaire de Challenges) du côté des investisseurs, il se lance dans l’aventure des SPAC. Modestement appelé Pegasus, du nom du divin cheval ailé, ce véhicule coté pour 500 millions d’euros se voulait le plus gros d’Europe ; il tourne court lorsque, deux ans plus tard, l’ingénieur réfléchi préfère mettre fin au projet plutôt que d’absorber une entreprise qui n’en vaudrait pas le coup. La montagne a accouché d’une souris.

Depuis avril 2023, il est au chômage technique. Certes, il a bien quelques passe-temps, comme le jogging, la chasse, la contribution à quelques “charities” à Londres où il habite avec sa famille. Alors, il rejoint le conseil d’administration d’Atos sur l’invitation de Bertrand Meunier, DG de l’époque. Le poste avait fait fuir l’ancien Premier ministre Edouard Philippe, qui n’était resté qu’un an avant de signifier son départ, horrifié par le bourbier interne de l’informaticien. Six mois plus tard, Mustier est propulsé.

LIRE AUSSI   Cession d’Atos à Kretinsky : les petits actionnaires remontés en appellent à l’AMF

Respecté par ses pairs, Jean-Pierre Mustier est aussi apprécié du marché, qui y a vu un bon signe : le cours de l’action Atos a clôturé lundi en hausse de 5,78% à 5,16 euros (+20% après l’ouverture). Il s’était effondré de 40% depuis le début de l’année.

Dans un échange rare, en 2017, Mustier s’était ouvert à Challenges sur sa vie avec son parcours en zigzag : “Une vie professionnelle est autre chose qu’une ascension linéaire”, constatait-il simplement. A 62 ans, son retour en France à un poste de président lui rend la verticalité qu’elle avait perdue.