Atos : les actionnaires se tournent vers la justice (MEDIAPART)

COPYRIGHT MÉDIAPART – Le dossier Atos prend une nouvelle envergure. Dans une lettre consultée par Médiapart, un fonds actionnaire du groupe annonce son intention d’engager une action en justice contre la direction et les administrateurs de l’entreprise. Une plainte pourrait être déposée ces prochains jours. Premier épisode d’une série en quatre volets.

Martine Orange

18 septembre 2023 à 18h13

La menace planait depuis plusieurs semaines : le dossier Atos est en train de prendre une dimension judiciaire. Selon nos informations, le fonds Alix AM, qui détient environ 1 % du capital, a adressé une lettre le 16 septembre à la direction du groupe informatique et à ses administrateurs pour étriller à la fois les performances de l’entreprise, sa gouvernance, sa communication financière et le projet de vente d’une partie de ses activités, regroupées sous le nom de Tech Foundations, au milliardaire tchèque Daniel Kretinsky.

Critiquant « l’opacité » qui entoure ce projet et sa « pertinence », le fonds Alix AM met en demeure Atos « de fournir des explications détaillées sur les opérations » en cours. Il annonce aussi dans cette lettre, dont Mediapart a eu connaissance, son intention « d’engager une action judiciaire en vue de défendre les intérêts de la société et ceux de ses actionnaires contre l’ensemble des membres du conseil d’administration ». La plainte pourrait être déposée dès cette semaine.

Contacté pour connaître la réalité de ses intentions, Jérôme Ferracci, directeur du fonds Alix AM basé à Singapour, n’a pu être joint. « Le but est d’arrêter cette opération contraire aux intérêts de l’entreprise et des actionnaires. La responsabilité personnelle des administrateurs doit être mise en cause dans ce dossier tant ils ont fait preuve de passivité face aux projets du président et ont failli à leur mission première de défendre la société et les actionnaires », dit un proche du dossier. Une attaque qui n’est pas sans rappeler l’affaire Vivendi, où la mise en cause de la responsabilité personnelle des administrateurs avait précipité le départ de Jean-Marie Messier.

De son côté, la direction d’Atos nous a indiqué «réserver la primeur de sa réponse à l’intéressé»

La fronde s’amplifie

Cette menace illustre la révolte qui gronde autour de la direction d’Atos et de son projet de vente à Daniel Kretinsky, annoncé le 1er août. Tentant de reprendre la main après plus de six semaines de silence, le président d’Atos, Bertrand Meunier, a cherché à faire taire les critiques en s’expliquant dans un entretien à La Tribune le 11 septembre. Ses arguments ne semblent guère avoir convaincu.

Dès le lendemain, le fonds Ciam, brisant les règles habituelles de discrétion du monde financier, a publiquement exposé son opposition au projet présenté par la direction d’Atos, dressant les mêmes critiques que le fonds Alix AM.

Dans une lettre adressée au conseil d’administration avec copie à l’Autorité des marchés financiers (AMF), Ciam dénonce les conditions envisagées pour la cession, des irrégularités dans la communication et la gouvernance, et demande l’abandon de la vente. « La modification du plan de transformation décidée par le conseil d’administration afin de céder l’activité Tech Foundations à M. Kretinsky est défavorable à la société et à ses actionnaires », font valoir les dirigeantes du fonds, Catherine Berjal et Anne-Sophie d’Andlau.

Depuis l’annonce de « négociations exclusives » avec Daniel Kretinsky le 1er août, le rejet de ce projet a été massif. En quelques séances, le cours d’Atos s’est effondré, perdant la moitié de sa valeur. Depuis, il peine à remonter au-dessus de 7 euros. Les notes d’analystes financiers se font plus acerbes les unes que les autres. « La confiance des investisseurs dans Atos a totalement disparu », estime l’un d’entre eux.

Les actionnaires, dont certains se sont réunis au sein de l’association Union des actionnaires d’Atos constructifs (UDAAC), ne cessent de protester contre la direction du groupe informatique et ses projets de scission, tant ils prévoient d’en être les grands perdants.

De leur côté, les politiques continuent de hausser le ton. Dans une tribune publiée dans Le Figaro du 2 août, 82 parlementaires Les Républicains (LR) avaient dénoncé le bradage d’Atos, insistant sur le risque de perdre le contrôle de pans entiers de la souveraineté technologique et numérique française : dissuasion nucléaire, pilotage des centrales nucléaires, supercalculateurs, cloud public, données de santé… Depuis, la fronde, menée par une partie des réseaux militaires, ne cesse de prendre de l’ampleur. La menace d’une commission d’enquête sénatoriale sur le sujet chemine, plaçant de plus en plus l’exécutif dans l’embarras.

Des actionnaires floués

Il a fallu du temps aux analystes et aux actionnaires pour démêler les tenants et les aboutissants, ne serait-ce que financiers, d’une opération présentée de façon très floue. Aucun rapport, aucun document financier n’a été fourni aux analystes et encore moins rendu public sur le marché. Se faisant les porte-parole des investisseurs, Catherine Berjal et Anne-Sophie d’Andlau parlent, dans leur lettre adressée à la direction d’Atos avec copie à l’AMF, d’une « communication gravement trompeuse ».

« La cession de Tech Foundations aurait un impact positif net sur la trésorerie de 0,1 milliard d’euros avec le transfert de 1,9 milliard d’engagements, ce qui conduirait à une valeur d’entreprise de 2 milliards », a expliqué, en termes obscurs, la direction d’Atos au marché lors de l’annonce de « négociations exclusives » avec Daniel Kretinsky. « À la lecture de ce communiqué, j’avais d’abord compris que nous vendions Tech Foundations pour 2 milliards. Je trouvais que c’était une bonne affaire. C’est par la suite que j’ai réalisé mon erreur », raconte un actionnaire.

Reprenant ce communiqué, les dirigeantes de Ciam en contestent tous les termes. D’une part, soulignent-elles, la direction d’Atos « omet de préciser la nature exacte des engagements au bilan transférés à EPEI [EP Equity Investment, fonds détenu principalement par Daniel Kretinsky – ndlr] à hauteur de 1,9 milliard d’euros, qui permettent d’aboutir à une prétendue valeur d’entreprise de 2 milliards d’euros ». Dans cette opération, il n’y a pas notamment de transfert de dettes, comme semble le sous-entendre la direction.

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© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart

D’autre part, l’opération, selon Ciam, est gravement préjudiciable aux intérêts de la société et des actionnaires. Confirmant nos informations précédentes, les deux dirigeantes du fonds soulignent que « le nouveau plan de transformation envisage […] la cession de Tech Foundations après financement de son besoin en fonds de roulement par Eviden à hauteur de 1 milliard d’euros, ce qui implique un prix de cession négatif de 900 millions d’euros ».

Dans son entretien à La Tribune, Bertrand Meunier explique que dans le cadre d’une cession, il est normal de céder l’entreprise avec « son BFR [besoin en fonds de roulement – ndlr] moyen sur l’année »« Ce montant sera précisé quand les accords définitifs seront signés et en amont de l’assemblée générale », a-t-il indiqué. Lors d’une réunion avec quelques analystes pour présenter la cession, Bertrand Meunier leur avait indiqué, mais sans transmettre de documents, que le BFR transmis serait à hauteur de 1 milliard d’euros, selon nos informations. Ce chiffre a désormais disparu, sans explication.

Les actionnaires, en tout cas, ont compris une chose : ils risquent d’être floués dans cette opération. L’augmentation de capital de 700 millions d’euros va les diluer de façon importante sans qu’ils n’en retirent le moindre bénéfice ni même l’assurance d’un avenir meilleur. L’argent apporté servira à financer la reprise de Tech Foundations par Kretinsky et Eviden n’aura plus les moyens de se développer. On a vu opération plus porteuse.

Une gouvernance à la française

« En gros, on va financer Kretinsky », juge un actionnaire, qui estime le projet inacceptable et l’attitude de la direction plus que contestable. « Ce n’est pas du tout le projet qui a été présenté en 2022 et que nous avons voté. Il s’agissait alors de créer deux sociétés cotées et les actionnaires d’Atos étaient censés recevoir des actions gratuites de Tech Foundations. Il n’était pas non plus question d’augmentation de capital. Dans sa lettre aux actionnaires, Bertrand Meunier parlait de finaliser le projet de scission. À aucun moment, il n’a évoqué la possibilité de le remplacer par un autre. Pourquoi n’a-t-il rien dit à l’assemblée générale ? Pourquoi nous a-t-il laissés croire que rien n’avait changé ? Ce type de négociations ne se monte pas en un mois. Il y a une volonté de tromper. Parce que si la direction avait présenté le projet actuel, j’aurais voté contre à l’assemblée générale et contre le renouvellement de Meunier à la présidence du groupe », poursuit-il.

Mais la question ne s’adresse pas seulement à la direction d’Atos. Elle englobe aussi les membres du conseil d’administration du groupe : que font-ils de leur mandat pour protéger les intérêts d’Atos et des actionnaires ? « On est vraiment dans la gouvernance à la française. Ce conseil n’est qu’une chambre d’enregistrement », relève un connaisseur du dossier. « C’est un conseil de très bas niveau », renchérit un autre.

Alors que le dossier Atos est en train de devenir un des sujets du moment du petit monde des affaires parisien, des anecdotes féroces – vraies ou fausses ? – circulent sur la capacité des membres du conseil d’avoir un avis sur la stratégie du groupe et d’exercer un quelconque contrôle. Des administrateurs auraient ainsi demandé de pouvoir bénéficier de cours de finance, parce qu’ils avaient du mal à comprendre les explications de la direction et de ses conseils.

Vieilles habitudes

Quoi qu’il en soit, les administrateurs ne semblent guère être en mesure d’exercer un pouvoir de contrôle ou d’être une force de proposition face à Bertrand Meunier. Bien rétribués pour leur mandat – les jetons de présence s’élèvent en moyenne à 60 000 euros par an –, ils paraissent acquiescer à tout. Ils ont accepté sans rechigner la modification de fait des fonctions de Bertrand Meunier. Bien que président non exécutif, celui-ci assume désormais le rôle de PDG du groupe depuis plus de deux ans, remplaçant les directeurs généraux, les directeurs financiers ou toute autre personne dans des postes de responsabilité à sa guise, sans fournir d’explication.

Personne au sein du conseil ne semble aussi s’être vraiment ému du changement radical de projet par rapport à ce qui avait été adopté par les actionnaires, ni de l’information des plus succinctes donnée sur cette opération. Le projet de vente à Daniel Kretinsky, comme l’indique le communiqué du groupe, a été adopté « à l’unanimité » des présents. Et la communication donnée au marché a été approuvée sans problème.

La machine est si bien huilée que même le respect des règles impératives de la loi semble superfétatoire. Selon nos informations, il n’y a pas de procès-verbal, ou sinon disponible tardivement, des réunions du conseil d’administration. Cela permet de gommer toutes les aspérités et les propos dérangeants. « C’est une vieille habitude chez Atos. Du temps de Thierry Breton déjà, les procès-verbaux étaient rédigés avec plus d’un an de retard. Bertrand Meunier a dû reprendre cette coutume bien commode. Qui se souvient un an après des questions posées, des objections qui ont pu être formulées, et va en demander leur notification ? », raconte un vieux connaisseur de la société.

Mais que fait l’AMF ?

L’étonnement n’en finit pas de grandir chez les investisseurs, les actionnaires et plus largement les connaisseurs du dossier. Alors que la communication d’Atos s’exonère souvent des règles fixées par le règlement des sociétés cotées, et se révèle, dans certains cas, pour le moins gravement déficiente, pourquoi l’Autorité des marchés financiers ne réagit-elle pas ?

Les alertes, pourtant, n’ont pas manqué ces dernières semaines.

Absence de profit warning (avertissement sur les bénéfices) alors que les résultats semestriels étaient en deçà des annonces, modification du plan de cession par rapport aux résolutions adoptées en assemblée générale, flou dans la communication de l’opération de vente à Daniel Kretinsky, doute sur le bilan financier réel à l’issue de cette cession… : tout a été signalé à l’AMF, et parfois par écrit. Néanmoins, le régulateur ne bouge pas.

Cette passivité finit par interroger. Pour beaucoup, l’autorité n’a plus de gendarme que le nom. « C’est son rôle de faire respecter les règles boursières et de bonne communication financière. Ce n’est pas après la bataille qu’il faut intervenir. Regardez Casino ! À quoi cela sert-il de sanctionner le groupe aujourd’hui ? L’AMF serait intervenue avant, l’histoire aurait pu s’écrire autrement », relève un bon connaisseur de l’Autorité. Alors que la cession de Casino à Daniel Kretinsky a été actée et la renégociation de la dette avec les créanciers finalisée fin juillet, le comité des sanctions a infligé la semaine dernière une amende de 25 millions d’euros au groupe Casino « pour avoir diffusé des informations fausses ou trompeuses susceptibles de fixer le cours du titre Rallye à un niveau anormal ou artificiel » entre 2018 et 2019.

Interrogée fin août pour savoir si elle avait l’intention d’intervenir dans le dossier, l’AMF nous avait répondu alors : « L’AMF est tenue par la loi au respect du secret professionnel et ne fait donc pas de commentaire sur des sociétés en particulier. » Alors que l’affaire Atos prend une tournure judiciaire, l’AMF risque d’avoir quelques difficultés à se retrancher derrière le secret professionnel, le secret des affaires et autres. Car son rôle est d’abord de s’assurer de ce que le marché dispose d’une information juste et précise. Il risque d’être de plus en plus questionné.

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