La juriste représente des investisseurs étrangers qui spéculent contre l’action de Casino. Et assume.
Qui diable est cette Sophie Vermeille ? Jean-Charles Naouri, patron et principal actionnaire du groupe Casino, a dû tomber des nues, lorsqu’il a appris, début octobre, qu’une avocate surgie de nulle part sollicitait Bercy, l’Elysée ou l’Autorité des marchés financiers pour faire part de ses interrogations sur la santé financière du propriétaire de Monoprix, Franprix et Cdiscount.
Qu’une avocate fasse ainsi campagne contre un baron du CAC 40, en gardant le nom de ses clients secret, c’est du jamais vu à Paris. D’autant que Sophie Vermeille, 38 ans, qui a fréquenté les plus grands cabinets d’affaires avant d’en être éjectée bien souvent et travaille désormais à son compte, se démène : lettres publiques au Parquet national financier, aux administrateurs de Casino, au Haut Conseil du commissariat aux comptes, messages publiés sur Facebook et LinkedIn pour critiquer la politique de dividende du groupe ou pour contester ses méthodes de valorisation.
Une « Erin Brockovich à la française »
« Sophie fait cela parce qu’elle y croit », assure l’économiste Thomas Philippon, qui la connaît bien et compare son tempérament passionné à celui d’une « Erin Brockovich à la française », en référence à la militante environnementale américaine incarnée par Julia Roberts à l’écran, Erin Brockovich, seule contre tous, en 2000.
Depuis six semaines, la juriste ne dort plus. Craignant pour sa sécurité, elle a prévenu, sur Facebook, bravache : « Tous mes documents sont sur le cloud et imprimés en version papier dans plusieurs endroits géographiques. Il n’est nul besoin d’aller visiter mon domicile ou mon bureau. »
Le 29 octobre, elle a même appelé la police, après avoir repéré un homme en planque dans une voiture au pied de son bureau du 16e arrondissement de Paris. Contrôlée par la brigade anticriminalité, cette personne a reconnu être un détective privé recruté « dans le cadre d’une affaire de concurrence déloyale », a précisé au Monde une source policière. Interrogé, un porte-parole de Casino affirme ne rien savoir, martelant que le groupe « n’a jamais agi en utilisant des procédés illicites ou illégaux ».
Des vendeurs à découvert
Cette scène digne d’un mauvais film d’espionnage en rappelle une autre. En octobre 2017, le financier américain Carson Block avait filmé un Français venu l’interroger en se faisant passer pour un journaliste du Wall Street Journal. Le fondateur du fonds spéculatif Muddy Waters – qui avait, le premier, un an plus tôt, contesté publiquement la solidité financière de Casino et Rallye – soupçonnait le distributeur d’avoir engagé le consultant en intelligence économique Jean-Charles Brisard, identifié sur la vidéo. Casino avait démenti.
Pas de Muddy Waters à l’horizon, cette fois. Sophie Vermeille assure avoir été mandatée par plusieurs investisseurs internationaux, « afin d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur la réalité de la santé financière du distributeur et de sa structure actionnariale ». Elle ne s’en cache pas, ces mystérieux gérants sont des vendeurs à découvert. Cette technique consiste à emprunter des actions pour les vendre à terme, en espérant que leur cours va baisser, afin de pouvoir finalement les racheter moins cher et empocher la différence. Ces « short sellers » – comme on les appelle à Wall Street – espèrent ainsi que le cours de Casino chute.
« Le fait que certains de mes clients aient un intérêt financier à communiquer des informations au public ne rend pas illégitime, et encore moins illégale, leur démarche, à la condition que les informations transmises soient précises et non susceptibles d’induire en erreur le grand public », plaide Sophie Vermeille. Ses clients ne sont pas les seuls à jouer Casino à la baisse. Avec jusqu’à 40 % de son flottant vendu à découvert, l’action du distributeur est la plus « shortée » à Paris, après celle du spécialiste parapétrolier en difficulté Vallourec.
Depuis plus de trois ans, tous les grands de la finance internationale s’y sont essayés, de BlackRock à Citadel, en passant par Marshall Wace. Pourquoi cet acharnement ? En raison de la structure actionnariale particulière de Casino. Parti de rien à la fin des années 1980, Jean-Charles Naouri, ancien directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy (1925-1993), au ministère de l’économie et des finances, contrôle son empire grâce à une cascade de holdings cotées très endettées (Finatis, Foncière Euris, Rallye). Trop endettées, jugent les Cassandre, dans une période où la grande distribution patine.
Des idées iconoclastes et un côté tête brûlée
Aucun patron n’aime voir son cours de Bourse plonger. Jean-Charles Naouri encore moins que les autres, car l’action Casino constitue la clé de voûte de son édifice, la dette bancaire logée chez Rallye étant largement gagée sur les actions du distributeur. Le genre de cas d’école dont les « shorts » raffolent : plus ils vendent à découvert, plus le titre baisse et plus le groupe vacille. Parfois des rumeurs habilement propagées aident dans ce sens. En juin, la « guerre des shorts » est repartie de plus belle, en prévision d’importants remboursements d’emprunts attendus chez Rallye en octobre.
Mais le 16 septembre, BNP Paribas, le Crédit agricole, CIC, HSBC et Natixis ont consenti une nouvelle ligne de crédit de 550 millions d’euros à Rallye. Une « ligne magique » pour les fonds spéculatifs, qui y voient le symbole d’une collusion de l’establishment français. « Notre responsabilité était de casser cette spirale négative injustifiée, à partir du moment où nous estimons que la valeur des actifs de Casino est bien supérieure au cours de Bourse et que Rallye est solvable », assure un banquier (les personnes citées dont le nom n’apparaît pas ont souhaité garder l’anonymat).
Quelle dose de courage ou d’inconscience fallait-il pour se jeter au cœur de cette mêlée entre puissants ? Sophie Vermeille ne manque ni de l’un ni de l’autre, selon ses proches. « Je la soutiens à titre personnel. Il est sain, dans un marché financier, qu’il y ait des voix contrariantes », martèle Pierre-Henri Leroy, fondateur du cabinet Proxinvest, société de conseil en vote d’actionnaires.
L’avocate n’est pas une habituée des batailles boursières. Diplômée des universités Paris-II-Panthéon-Assas et King’s College (à Londres), elle s’est vite spécialisée dans la restructuration d’entreprises en difficulté. Dans ce petit milieu, elle est connue comme le loup blanc, en raison de ses idées iconoclastes et de son côté tête brûlée.
« Sophie mène une croisade pour angliciser notre droit »
« Sophie mène une croisade pour angliciser notre droit », s’agace un de ses anciens patrons. Son « dada », la place insuffisante laissée, selon elle, aux créanciers dans les procédures collectives en France, au profit des employés, d’abord, et des actionnaires, ensuite. « Sophie sait se montrer très convaincante. Ses idées séduisent, mais ne fonctionnent pas en pratique, car elle n’a pas mis suffisamment les mains dans le cambouis », ajoute un autre expert.
En 2012, Sophie Vermeille crée l’association Droit et croissance, « un laboratoire de recherche indépendant ayant pour ambition de favoriser la croissance en France par une meilleure efficacité du droit sur le plan économique ». Un beau succès. « C’est hallucinant tout ce que Droit et croissance a réussi à publier. Sophie Vermeille est pleine d’énergie et sait de quoi elle parle », souligne Holger Spamann, professeur de droit à Harvard (Massachusetts).
Ce think tank a permis à sa fondatrice de se bâtir un solide carnet d’adresses et de belles inimitiés. En janvier 2015, alors qu’elle avait invité 70 personnes pour fêter sa soutenance de thèse sur la réforme des entreprises en difficulté, patatras, elle doit tout annuler au dernier moment, car Panthéon-Assas refuse de convoquer son jury, officiellement pour des raisons de forme. « Ses vues méritent d’être débattues, elles ne justifient pas son excommunication », déplore un de ses proches.
L’affaire Casino – qui l’a conduite à démissionner de la présidence de Droit et croissance – s’inscrit finalement dans la continuité de cette lutte d’influence entre des acteurs financiers anglo-saxons dominateurs et un écosystème français qui défend ses spécificités comptables ou juridiques. Que Jean-Charles Naouri, père de la dérégulation des marchés financiers, qui a ouvert le Palais Brongniart au grand large, soit à l’épicentre de ce choc culturel, ne manque pas d’une certaine ironie.
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